17
Toute la nuit se succédèrent ces floraisons lumineuses. Les Parisiens qui étaient demeurés dans la capitale descendirent d’abord aux abris. Ils avaient dix mille chances contre une d’y trouver à la fois leur tombe et leur four crématoire. Mais chacun comptait pour lui-même sur cette dix mille et unième chance.
Les heures passaient. Assis dans leurs caves au ras des murs, ou accroupis dans les anciens abris de la G. M. 2 rouverts et nettoyés, et qui sentaient l’odeur de la terre humide et des excréments mêlée à celle des désinfectants, le dos rond, les traits creusés, ils attendaient. Rien ne se produisit. Peu à peu, ils remontèrent vers les portes. Ils écoutaient, les yeux levés vers la nuit qui soudain s’éclairait, ils guettaient l’écho d’un grondement lointain, ils n’entendaient rien.
Mme et M. Collignot s’étaient trouvés seuls à la cave, tous les deux seuls sous une ampoule rougeoyante, dans un couloir qui se perdait dans le noir d’un côté, et de l’autre se terminait par une porte en bois blanc non rabotée, cadenassée, grise de poussière. Ils étaient d’abord restés debout un moment, sans parler, puis M. Collignot avait dit :
— Il vaudrait mieux s’asseoir.
Il avait cherché dans le couloir, tourné à gauche, à droite, rapporté une caisse. Ils s’étaient assis serrés l’un contre l’autre, car la caisse n’était pas grande. Ils ne disaient rien. Mme Collignot pensait à ses filles. Elle se reprochait de les avoir laissées partir, il lui semblait qu’elles étaient quelque part toutes nues sous le feu des bombes, elle aurait voulu les avoir avec elles, les cacher sous elle, en elle, dans l’énorme abri de son amour.
M. Collignot pensait à ses filles et à la détresse de sa femme. Il cherchait ce qu’il pourrait lui dire pour la rassurer. Il ne trouvait rien. Ils étaient seuls sous l’ampoule sans abat-jour. Elle éclairait moins qu’une bougie. Un peu plus loin dans le couloir il y avait une vieille voiture d’enfant sans roues posée sur ses ressorts et un cadre de bicyclette dressé contre le mur, l’un et l’autre arrondis de poussière, et plus loin c’était le noir. Ils n’entendaient que le bruit de leur souffle, et de temps en temps la caisse qui grinçait quand Mme Collignot déplaçait un peu son buste à gauche ou à droite. Ils étaient seuls, insignifiants, dans ce décor absurde, mais l’angoisse qui pesait sur eux était à la mesure du désastre attendu.
Mme Collignot sentit qu’elle ne pourrait bientôt plus résister, qu’elle allait éclater en cris d’horreur, battre les murs, mordre ses poings, devenir folle. Elle se leva brusquement. M. Collignot, qui était assis sur le bord de la caisse, tomba le derrière dans la poussière, et la caisse dressée lui frappa la nuque. Il se releva, épousseta son pantalon. Mme Collignot, les yeux hagards, lui dit : « Remontons… remontons… chez nous… »
Tout de suite, elle entra dans la cuisine et fit du café, très fort. Après l’avoir bu, ils s’assirent dans des fauteuils, en face de la fenêtre ouverte. De temps en temps, le ciel devenait blanc comme du lait. La lumière qui pénétrait dans l’appartement faisait briller les moindres arêtes des objets et transformait en faces de pierrots les visages de M. Collignot et de sa femme. Puis, le blanc tournait au rose, au rouge, au violet. Les objets s’éteignaient.
— C’est pas pour nous cette fois, dit Mme Collignot.
Elle soupira. Elle essayait de se persuader que ce ne serait peut-être jamais « pour nous ». Cela signifiait « pour mes filles ».
M. Collignot se leva, s’approcha de la fenêtre, chercha les points cardinaux. Il dit :
— C’est au nord…
Vers minuit, la terre se mit à trembler. Cela commença dans le buffet, où les verres du service à orangeade en cristal tintèrent doucement. Puis, les assiettes claquèrent des dents, les meubles craquèrent. Mme Collignot, qui s’était endormie dans son fauteuil, se réveilla et se leva. Sous ses pieds, le parquet vibrait comme au passage d’un camion.